Danse macabre

Datum
-
Ort
Romainmôtier

Danse macabre

Orchésographie funèbre de la Renaissance anglaise. Œuvres de William
Byrd, John Bull, Giles Farnaby, Thomas Tomkins, Orlando Gibbons, William
Tisdale

Patrick Montan-Missirlian, clavecin

Places limitées, réservations: contact@espacedAM.ch
www.espacedAM.ch. Collecte, prix indicatif: 30 fr.

*Programme*

*Le Roi*

  * Thomas Tomkins (1572-1656), /A Sad Pavan for these distracted Tymes/
    (1649) MB 53
  * Orlando Gibbons (1583-1625),/The Kings Juell /MB 36

*La Reine*

  * John Bull (1562/3-1628), /Queene Elizabeth’s pavin and galliard/,
    également intitulée /Paven Chromatique /(1603) MB 87
  * John Bull, /Chromatic fantasia /MB 5

*L’Archevêque*

  * Thomas Tomkins, /Pavan: Lord Canterbury/ (1645) MB 57
  * Giles Farnaby (c.1563-1640), /Tower Hill /MB 26

*Les Nobles*

  * William Byrd (1540-1623), /Pavana and Galiardo: The Earle of
    Salisbury /(1612) MB 15
  * Orlando Gibbons, /The Lord Salisbury his Pavin and Galiardo/ (1612)
    MB 18-19
  * Thomas Tomkins, /Pavan and Galliard: Earl Strafford/ (1641) MB 43-44
  * John Bull, /Lord Lumley’s pavan and galliard/  (1609) MB 129
  * William Tisdale (début 17ème siècle), /Pavana Chromatica. Mrs
    Katherin Tregian’s Paven/
  * Anonyme, /My Lady Carey’s dompe/ (1543?)

*Le Musicien*

  * John Bull, /Bull’s Goodnight/ MB 143

 

*Présentation*

La danse macabre était à l’origine une allégorie sur l’universalité de
la mort: personne, quels que soient le rang et la condition sociale, n’y
échappe. D’où la devise figurant sur la célèbre danse macabre du début
du 17ème siècle de l’abbaye bénédictine de St-Magne à Füssen, dans le
sud de l’Allemagne: «/Sagt Ja Sagt Nein, Getantzt Muess sein/». Le Pape
aussi bien que l’Empereur, le commerçant ou le mendiant, tous sont
réunis dans la mort. L’allégorie devait ainsi rappeler aux humains la
fragilité de l’existence et la vanité de toute chose.

Traditionnellement, le thème apparaît sous la forme d’un joyeux cortège
où des squelettes jouent des instruments, dansent et entraînent
différents personnages suivant l’ordre protocolaire, des plus hauts
dignitaires de l’Église et du royaume aux plus communs des hommes. Celle
du cimetière de la Predigerkirche à Bâle datant du 15ème siècle, inspira
en 1539 la célèbre série gravée de Hans Holbein le Jeune (1497-1543), un
des modèles précisément de la danse macabre de Füssen. Niklaus Manuel
(c.1484-1530) a également peint une fameuse danse macabre à Berne entre
1514 et 1522, dont une copie du 17ème siècle nous est parvenue. Ceci
pour ne citer que les danses macabres en Suisse à l’époque qui nous occupe.

Les œuvres de ce programme de la Toussaint sont toutes extraites du
répertoire anglais pour le clavier (/virginal/) de la Renaissance
tardive. Il s’agit essentiellement de danses et avant tout des pavanes
avec ou sans gaillardes. D’allure lente et solennelle, la pavane était
tout indiquée pour tenir lieu d’épitaphe musicale. Les compositeurs pour
le clavier de l’Angleterre élisabéthaine et jacobine nous ont en effet
légué de somptueuses pavanes sur la mort de leurs illustres
contemporains, souverains, nobles et autres dignitaires, scellant ainsi
leur mémoire dans les sons.

*Le Roi*

Ainsi, la pavane intitulée /A Sad Pavan for these distracted Tymes/ a
été composée par Thomas Tomkins (1572-1656), fervent royaliste,
organiste de la cathédrale de Worcester et membre de la Chapelle Royale,
un 14 février 1649, soit deux semaines à peine après l’exécution du roi
Charles I (1600-1649). Le caractère triste de cette pavane écrite dans
le ton d’ut tierce mineure évoque non seulement la mort du roi, mais
sans doute aussi la destruction par les membres du Parlement de la
maison du musicien et de l’orgue de la cathédrale, privant ainsi Tomkins
de tout moyen de subsistance. Toute musique sacrée étant bannie sous le
/Commonwealth/, le chœur de la cathédrale qu’il dirigeait fut également
dissout.

Cette période de troubles (/distracted Tymes/) permit néanmoins à
Tomkins de rassembler tout un répertoire de musique pour le clavier,
parmi ses meilleures pièces, dans un manuscrit autographe conservé à la
Bibliothèque nationale de France (Paris, rés. 1122) (cf. ill.). Outre la
pavane en question, d’autres pièces dans ce manuscrit comportent
l’invocation finale latine «/laus Deo/».

Conséquence immédiate de l’instauration du /Commonwealth/, Oliver
Cromwell (1599-1658) fit fondre l’or des joyaux de la couronne, symboles
du pouvoir royal. Ces derniers étaient toutefois encore intacts à
l’époque de la composition de l’allemande variée intitulée /The Kings
Juell/ par Orlando Gibbons (1583-1625), compositeur et organiste de la
Chapelle Royale, l’une des figures de proue de la musique de son époque,
soit «l’une des meilleures mains d’Angleterre». Le caractère enjoué de
cette pièce contraste avec le ton élégiaque de la pièce précédente.

*La Reine*

L’une des plus somptueuses pavanes jamais écrites a été composée par
John Bull (1562/3-1628), sans doute sur la mort de la reine Élisabeth I
(1533-1603) (ill.). Intitulée selon les sources /Queene Elizabeth’s
pavin and galliard/ ou /Paven Chromatique/, l’œuvre recourt aux
artifices musicaux les plus novateurs à l’époque pour évoquer l’humeur
mélancolique: chromatismes, mélismes tournoyants, motifs du soupir,
hexacorde, tocsin final, etc. La gaillarde, quant à elle, procède par
modulation chromatique d’une clausule répétée telle quelle d’un ton à
l’autre, jusque dans les tons les plus inusités de l’époque, rendant
ainsi hommage à l’excellente virginaliste royale, qui dominait le
clavier comme le royaume.

Comment ne pas songer ici au sonnet 128 de William Shakespeare
(1564-1616), célébrant lui aussi la reine musicienne:

 

/How oft, when thou, my music, music play’st,/

/Upon that blessed wood whose motion sounds/

/With thy sweet fingers, when thou gently sway’st/

/The wiry concord that mine ear confounds,/

/Do I envy those jacks that nimble leap/

/To kiss the tender inward of thy hand,/

/Whilst my poor lips, which should that harvest reap,/

/At the wood’s boldness by thee blushing stand!/

/To be so tickled, they would change their state/

/And situation with those dancing chips,/

/O’er whom thy fingers walk with gentle gait,/

/Making dead wood more blest than living lips./

/Since saucy jacks so happy are in this,/

/Give them thy fingers, me thy lips to kiss./

 

Autre pièce usant du genre chromatique, la fantaisie de John Bull fait
écho aux pièces précédentes. Le chromatisme du sujet n’est pas sans
évoquer la fantaisie chromatique de Jan Pieterszoon Sweelinck
(1562-1621), dont une version est d’ailleurs attribuée à Bull.

*L’Archevêque*

Le 10 janvier 1645, accusé de trahison, William Laud (1573-1645),
archevêque de Canterbury, fut exécuté par pendaison à Tower Hill.
William Laud et Thomas Tomkins, tous deux royalistes, collaborèrent
notamment à la construction d’un nouvel orgue à la cathédrale de
Worcester. Dans le manuscrit autographe, la pavane en mémoire de Lord
Canterbury est cependant datée de 1647, quelques jours après que
Tomkins, alors âgé de 75 ans, en composa une autre pour Thomas Wentworth
(1593-1641), comte Strafford (voir ci-dessous), emprisonné lui aussi à
Tower Hill, en même temps que Laud.

La pièce /Pavan: Lord Canterbury/ est en deux parties, avec reprises
variées. Comme Bull, Tomkins fait aussi usage du chromatisme et même,
dans la seconde partie, du faux-bourdon. La pièce est dans le ton d’ut
tierce mineure et porte l’inscription finale «/laus Deo/», tout comme la
pavane pour la mort de Charles I.

Bien qu’elle ait été écrite avant l’exécution de l’archevêque, la pièce
intitulée /Tower Hill/ de Giles Farnaby (c.1563-1640), désigne en tout
cas le lieu où l’on emprisonnait les personnalités de haut rang. Cette
petite pièce, d’inspiration populaire contraste singulièrement avec le
caractère sinistre des lieux évoqués.

*Les Nobles*

D’abord publiées dans l’anthologie /Parthenia, or the Maydenhead of the
first Musicke that ever was printed for the Virginalls/, fin 1612, la
pavane et la gaillarde de William Byrd (1540-1623) dédiées au comte de
Salisbury, commémorent la mort de Robert Cecil (c.1563-1612), 1er comte
de Salisbury, survenue le 24 mai de la même année. Le comte de Salisbury
était le fils du Premier ministre de la reine Élisabeth I, William
Cecil, Lord Burghley (1520-1598). Il fut secrétaire d’État au service
d’Élisabeth I et de Jacques I, ainsi que chef de la police secrète.
Grand connaisseur de musique, il employa le compositeur Thomas Morley
(c.1557-1602). Cecil connaissait Byrd et l’aurait soutenu, bien que le
musicien fût catholique.

Extraites de la même collection que la pavane et la gaillarde
précédentes, /The Lord Salisbury his Pavin and Galiardo/ d’Orlando
Gibbons sont dédiées au même homme d’État, Sir Robert Cecil.

Autre victime du gouvernement Cromwell, Thomas Wentworth, 1er comte
Strafford, était un partisan du roi Charles I, et devint conseiller du
roi, conjointement à William Laud, archevêque de Canterbury, pour
renforcer la position du monarque contre le Parlement. Lorsque le
Parlement condamna le comte au billot, Charles I signa à contrecœur
l’arrêt de mort, et son fidèle serviteur fut exécuté le 12 mai 1641.

L’écriture de Tomkins se caractérise par une certaine densité
polyphonique, qui, dans le cas de la gaillarde qu’il dédie au comte
Strafford (/Pavan and Galliard: Earl Strafford/), va jusqu’à la
polyrythmie, une manière peut-être de suggérer la complexité de la
situation politique à l’origine de cette période de troubles.

/Lord Lumley’s pavan and galliard/ de John Bull rendent hommage à John
Lumley (c.1533-1609), 1er baron Lumley. Fin connaisseur et
collectionneur de livres et de tableaux, il hérita de Nonsuch Palace
dans le Surrey, un château construit par Henry VIII (1491-1547) pour
rivaliser avec le château de Chambord. Après la mort de Lumley, sa
bibliothèque fut acquise par Jacques I (1566-1625) et constitua le fonds
à l’origine de la British Library.

Catherine Tregian, née Arundell, est l’épouse de Francis Tregian
(1548-1608), un fervent catholique, forcé à l’exil par la reine
Élisabeth I. Leur fils, également prénommé Francis (1574-1619) est le
compilateur du fameux /Fitzwilliam Virginal Book/, l’une des sources les
plus importantes de musique de clavier de la Renaissance anglaise, d’où
est extraite la pavane du programme, intitulée /Pavana Chromatica. //Mrs
Katherin Tregian’s Paven/. Le chromatisme de cette pavane est un indice
du caractère funèbre de la pièce.

Enfin, /My Lady Carey’s dompe/, pourrait être, comme son titre le laisse
entendre, un /tombeau/ dédié à Mary Carey (1499-1543), épouse de Sir
William Carey (1500-1528), et sœur de la reine consort d’Angleterre Ann
Boleyn (c.1501-1536). Elle était décrite par François I (1494-1547)
comme «la truie anglaise, une grande putain, la plus infâme de toutes».
La pièce est écrite sur un envoûtant ostinato à la basse.

*Le Musicien*

Les œuvres choisies pour ce programme de la Toussaint ne suivent donc
pas un ordre chronologique, mais plutôt le protocole de la danse
macabre, établi par le modèle pictural. Au roi Charles I, succède ainsi
Élisabeth I, puis l’archevêque de Canterbury et toute une série de
nobles, jusqu’au musicien, en l’occurrence le compositeur John Bull. La
dernière pièce de ce concert, intitulée ironiquement /Bull’s Goodnight/
est moins un /memento mori/ que le compositeur s’adresse à lui-même,
qu’une sorte de dernière danse (/Kehraus/), ponctuant ainsi la danse
macabre sur un ton léger et confirmant par cela même le caractère
tragi-comique de la représentation. Une manière enfin de prendre congé
de la musique, une fois la danse macabre terminée, en lui assignant
l’immortalité. (PMM)